Rendre service et faire société
La période actuelle nous fait tou⋅te⋅s ressentir fortement à quel point l’humain est un animal profondément social. Oui, c’est souvent dans le manque que l’on perçoit avec le plus d’acuité nos besoins. Clairement, nous sommes en ce moment en manque… de verres partagés avec les copains, d’accolades, de sourires, de mains tenues. Rappelons-nous, abstraction faite de la situation, que la meilleure frite est toujours celle chipée dans l’assiette voisine !
À moi aussi, ces moments me manquent cruellement. Rendre visite aux amis, se rendre en famille, leur montrer à quel point leur (arrière)-petite-fille / nièce / cousine grandit… Loin de moi l’idée de vous inviter à transgresser les règles que le confinement nous édicte, mais j’ai peut-être, tout de même, une solution pour vous sentir mieux.
Offrez
Depuis le premier confinement, je n’ai pas arrêté. C’est devenu comme une drogue. Je fais et offre des masques, répare des objets pour d’autres (couture surtout), propose mon aide selon les situations… Je donne également beaucoup de temps à une association qui m’est chère (Anciela) et un projet que j’adore (l’Institut Transitions). Être généreux rend heureux. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont plusieurs études, dont quelques-unes sont citées ici.
À l’origine de toute relation
Ce que je ne fais que constater, encore et encore, c’est que la raison en est simple : si l’humain est un animal social, le service rendu et le don sont les embryons de toute nouvelle relation, et donc, les éléments fondateurs du lien social. La conséquence est là : j’ai beau passer mes journées majoritairement seule, je me sens très entourée.
Dans un acte d’achat, la relation prend fin au moment de l’échange. Dans un acte de générosité, c’est là qu’elle débute.
Par des petits services mutuellement rendus, de riches relations se sont tissées dans ma vie, comme quelques-unes des plus récentes :
- Avec nos voisins, on se rend service en permanence : besoin de quelque-chose en cuisine, impression, masques cousus, courses effectuées les un⋅e⋅s pour les autres, jusqu’à partage d’appartement en vacances ! Aujourd’hui nous avons un WhatsApp en commun, et il n’est pas muet !
- Avec le personnel de la crèche : masques toujours, réparation de turbulettes… Ces petits services font beaucoup et nos relations sont très chaleureuses.
- Avec mes épiciers préférés : proposition d’aide en gestion lors du premier confinement, sollicitation de service pour des clefs à récupérer par des hôtes HomeExchange… Aujourd’hui, je les connais tous par leur prénom, et chacune de mes visites est un moment d’échanges très agréable. Nous savons que nous pouvons compter les uns sur les autres.
- Avec mon crêpier favori : du prêt de voiture aux échanges nourris sur l’autogouvernance, le tout toujours saupoudré de beurre salé.
Et la clef d’une relation durable
Un cadeau offert avec intention, qu’il s’agisse d’un objet ou d’un service, porte en lui le cœur de la personne qui a porté cette intention. C’est, pour moi, l’incarnation de l’empathie : une attention portée à autrui, sans qu’il le demande, qui répond, a minima, au besoin d’affection.
En ce sens, il a évidemment plus de valeur que le même objet ou service acheté. Une valeur décuplée par la durabilité supérieure de ce cadeau, que l’on couvera d’un plus grand entretien et d’une meilleure attention.
Créez du commun
Quand je rends service, ou offre un cadeau Zéro Déchet, je soustrais un espace de rentabilité potentielle au capitalisme, pour le remplacer par un espace de commun. Quand j’offre des masques lavables, c’est un grand nombre de masques jetables qui n’ont plus besoin d’être achetés, produits, transportés, c’est tout ça de déchets évités. Mais surtout, là où nous aurions eu une relation financière sans lendemain, je crée un espace de partage, de lien, au travers d’un objet qui, somme toute, n’appartient dorénavant plus vraiment à quiconque. Ou plus justement, appartient dorénavant à tous.
Car quand tu m’offres un cadeau, il n’est déjà plus à toi, mais il n’est pas non plus totalement à moi. Parce que je m’en sens redevable, parce qu’il porte en lui cette intention empathique, je me sens plus comme un dépositaire, peut-être temporaire, de cet objet ou service. Ce cadeau, c’est du commun dont j’ai aujourd’hui l’usufruit. Peut-être un jour ne me servira t-il plus, auquel cas j’aurai à cœur d’en faire quelque-chose, de lui redonner une seconde vie. Dans tous les cas, la démarche m’invite à rendre la pareille. En s’offrant des cadeaux, en se rendant service, c’est comme si nous créions et alimentions un trésor commun, à enrichir continuellement.
Acapitalisme
Et ce trésor qui grossit, c’est tout autant de “valeur” qui échappe au marché. Quand le capitaliste voit un besoin comme de la rentabilité potentielle, l’acapitaliste y voit un espace d’ouverture à la générosité et au lien social. Cela va sans dire, il faut que nous revoyions drastiquement la façon dont nous consommons, produisons, répondons à nos besoins. Et si cela passait par plus de dons et de services rendus ?
Cette démarche “acapitaliste” ne s’oppose pas au marché, ni ne se construit en réaction à ce dernier, mais propose une alternative, qui me paraît plus riche et plus juste, plus joyeuse et plus pérenne. Porteuse d’espoir, à tout le moins.
Dans ce contexte acapitaliste, propriété et accumulation ne sont plus de mise, puisque je m’enrichis de ce que tous nous partageons. À quoi me sert d‘acheter une machine à raclette si ma voisine en a une ? À quoi bon pour elle acheter 50 masques pour ses enfants quand je pourrais leur en coudre 5 chacun, pour tourner jusqu’à la fin de l’année scolaire ? Son savoir et ses possessions me sont accessibles, et vice-versa : à deux nous sommes tellement plus riches. Imaginez à 100 !
L’effet boule de neige
C’est contagieux, je vous le disais ! Plus ça va, et plus j’ai à cœur d’enrichir ces communs. Avec une immense joie, j’ai vraiment réappris il y a 5 ans à apprendre, de manière active et proactive. Comme un enfant. Je pars de zéro, sur des sujets qui me sont chers. Je grandis et m’épanouis. La transition écologique nous y invite. Réapprendre à cuisiner, à faire, à réparer, à concevoir, à recycler ou mieux : à upcycler ! Ce savoir que j’accumule, ces pratiques qui font mon nouveau quotidien, c’est ce que je mets dans le pot du commun.
J’avais envie, à ce stade, de vous inviter à réfléchir à votre “anti-CV”, à savoir : le CV de vos apports possibles au commun, et de ce que vous souhaiteriez y trouver. De mon côté, nous y retrouverions, côté propositions : de la couture, un peu de cuisine, des bases de permaculture, de gestion, d’informatique, d’écoute… et parmi les recherches : de la mécanique vélo, plus de permaculture, de la théorie et de la pratique sur les plantes de la théorie sur l’éducation…
Pour ce faire, j’aurais bien édité le mien, mais cette envie se confronte à mes compétences pour le coup assez maigres en graphisme ! Vous vous en tiendrez donc, je l’espère, à cette courte liste et à ses points de suspension. Que referment les vôtres ?
L’attention portée aux premiers flocons
C’est contagieux, mais dans notre société ultra-libérale, le don interroge et perturbe, à certains égards, nous n’y sommes plus habitués. Il est vu comme incongru : prime à la relation marchande ! C’est vrai, quoi : je pourrais les vendre, ces masques ? C’est ce que fait que de me répéter une amie, d’ailleurs : “You should open an Etsy shop!” (oui, elle est anglaise).
Les réactions sont parfois à la mesure de ce décalage : étonnement démesuré, gêne, volonté de payer, d’une manière ou d’une autre, le service rendu.
Le fait est que j’aime tout particulièrement quand mon offre de service ou de don provoque ! Qu’il suscite chez l’une ou chez l’autre des questionnements, que ce soit sur la notion de gratuité (que donner en échange ? Est-ce nécessaire ?), de communauté (sommes-nous si proches ?), de mérite (l’ai-je mérité ?), de travail (est-ce un travail, un hobbie ? quelle différence ?).
En début de cette année, j’avais publié ce message sur Facebook :
Résultat ? 35 “j’aime” mais zéro demande 😂. A t-on perdu la capacité à s’entraider ? Je ne crois pas. Mais ce n’est pas le récit de société que l’on nous sert : s’en sortir seul, répondre à ses besoins par l’achat, ne pas montrer de failles, ne pas dépendre. Ce n’est pas par la générosité que l’on va relancer la croissance ! Alors je fais preuve d’inventivité pour saisir les besoins où je les perçois. Et proposer mon aide là où on ne l’attend pas. Pour provoquer, questionner ces récits collectifs.
Le loyer et les charges
Alors certes il faut payer son loyer, ses charges. Croyez-moi, au crépuscule de ma vie salariée à la Cordée, sur le point de quitter un projet qui m’a fait vivre tout autant que nourrie intellectuellement pendant dix ans, j’en suis particulièrement consciente. Mais laissons à leur juste place les relations monétaires. Ne nous réduisons pas à nos profils LinkedIn (même si le mien me rend aussi fière, à d’autre égards). Au nécessaire, et à lui seulement. À tout le moins, à une place qui soit conscientisée, donc assumée. Repensons l’équilibre, entre d’un côté nos besoins, nos envies, et de l’autre nos ressources, et nos revenus.
Donnons, aimons, rendons service, offrons ! Mieux qu’anti-capitalistes, soyons acapitalistes : ôtons-lui tout son jus, en pressant nos propres fruits.