Saisissons-nous de l’entreprise !
Transcription de mon intervention au Greener Festival 2019.
On m’a invitée pour parler d’entreprise. Je n’ai pas le sujet le plus facile. Y a t-il des fans du MEDEF par ici ? Je ne crois pas. Et pourtant…
Bien qu’il y ait beaucoup de choses qui nous hérissent dans “l’entreprise”, nous continuons à en être clients, salariés, cadres peut-être, ou mieux chefs ?
Ce que nous n’accepterions jamais dans notre vie personnelle, d’une certaine manière nous le tolérons dans notre vie professionnelle. Que ce soit l’objet même de l’entreprise : le produit ou le service qu’elle vend, les objectifs qu’elle poursuit. Ou les pratiques en interne : les employés pas très bien traités, les trajets improbables pour aller voir tel ou tel prospect, les réunions-plateau repas en plastique… Pourquoi ? Oh, j’y vois un mélange de causes : la sacralisation de l’emploi, le mythe de l’homme pressé, la rentabilité à tout prix… j’en passe et des meilleures.
Certes, ça nous dérange, tous plus ou moins, à différents degrés. Je pense qu’ici je suis face à un public que ça dérange particulièrement. Mais entre le fait d’être dérangé et celui de dire STOP, il y a un pas. Et ne pas faire ce pas fait de nous les complices malgré nous d’un système qui nous oppresse, et oppresse cette planète.
Alors qu’est-ce qui nous fait vraiment passer à l’action ? Qu’est-ce qui nous fait changer notre façon d’aborder notre travail, ou pareillement, notre consommation ? C’est la question que je me suis posée.
Il y a 3 ans, j’étais au sommet de la chaîne alimentaire capitaliste. Directrice générale de l’entreprise que j’ai co-fondée. Une entreprise belle, forte, en croissance, et même bien mieux que ça : une entreprise de l’ESS, au coeur des transformations actuelles du monde du travail. J’incarnais, en soi, le rêve du système dans lequel j’ai grandi, et qui m’a construite : fille, et petite-fille d’entrepreneur, et pour en remettre une couche : passée par HEC. J’étais donc à ma place, semblait-il, avec ma casquette de CEO.
Sauf que pas du tout. Et puis tout a changé. Aujourd’hui je suis salariée de mon entreprise, plus directrice générale. J’ai confié et partagé mes responsabilité, et j’ai divisé mon salaire par 2. Mais je suis bien plus à l’aise avec ça, mieux dans ma peau mes baskets. C’est plus juste, c’est plus cohérent, je suis plus alignée. Alors comment est-ce que j’en suis arrivée là… ?
Ça a été un travail de longue haleine. Un travail en deux temps.
Le premier est personnel. Il s’agit de faire le jour sur ce que tu ne veux pas voir. C’est toi face à ton miroir : suis-je fier.ère de ça ? Et de ça ?
En 2011, quand nous créons la Cordée avec mon associé, j’ai 24 ans. Je pense qu’à cet âge-là, je ne suis pas encore tout à fait adulte. Mon acte de rébellion à moi, c’est l’entrepreneuriat. Oh, un demi-acte de rébellion certes, car dans la lignée de mon éducation, mais tout de même : l’entreprise traditionnelle, non merci, j’ai tiré un trait dessus très rapidement.
Ma conviction de l’époque, c’est que l’homme est bon. Comme quoi, j’ai beau être encore qu’une grande enfant, j’ai quand même des idées. L’homme est bon, maiiiiiiiiiiiis ça dépend quand même un peu du contexte. Alors je vais créer ce contexte : un lieu, des gens, de la connexion, du partage, de l’humain. Des valeurs ! Et je vais permettre à chacun d’être la meilleure version de lui-même (avec son accord, hein, entendons-nous…).
Les mois passent, l’entreprise grandit. À plein d’égards j’en suis fière, mais à quelques autres… je mets sous le tapis les choses qui me dérangent. Vous savez, toutes ces choses qu’on ne saurait assumer publiquement ? Pour moi c’était : des différences de salaires importantes, le presque-mais-pas-tout-à-fait bien-être de nos salariés, la décorrélation entre qui “possède” la Cordée, et qui en vit et en bénéficie, l’implication-de-l’équipe-dans-les décisions-mais-pas-vraiment…
Oh, on n’était pas les plus mauvais bougres, loin de là ! Mais tout de même. Plein de petites choses se sont accumulées, jusqu’à ce qu’un jour je sois mûre, mûre pour le changement ! Comme un beau fruit sur l’arbre en plein mois d’août, un de ces jolis mois d’août sans canicule.
Seulement pour faire d’un beau fruit mûr un clafoutis, il y a encore du boulot. Et si ce boulot n’est pas fait, il y a de fortes chances que le fruit mûr tombe, et pourrisse. C’est ce qui a failli m’arriver. À un moment, j’étais un fruit mûr qui ne tenait plus qu’à un fil. Ma tige n’était plus très solide. Je me suis dit : “Quitte à tomber, je saute !”. Il y a 2 ans, j’annonce donc mon départ opérationnel de la Cordée (sans aucune idée de quoi faire après).
Cette décision, pour moi c’était un constat d’échec monumental. Je ne quittais pas n’importe quelle entreprise, mais bien la mienne ! Façonnée, pétrie, chérie. J’y avais mis du coeur, mais ça n’avait pas suffi. Et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. Quitte à tomber, je sautais donc ! Mais un peu la queue entre les jambes… Enfin, la tige.
Seulement j’ai eu de la chance, une chance incroyable : on m’a attrapée au vol pour me mettre dans un clafoutis.
C’est la deuxième étape nécessaire au changement : la mise en action ! Si la première étape était individuelle, pour moi la seconde est collective. Et encore une fois, elle ne se fait qu’à la faveur d’un contexte favorable.
Si j’ai donc pu enfin écouter mes valeurs, et opérer ce changement radical dans ma vie professionnelle, participer à cette incroyable aventure qu’est le réalignement de la Cordée avec ses valeurs, c’est grâce à plusieurs facteurs :
- L’occasion. Le départ opérationnel de mon associé, alors président de l’entreprise, et la nécessité de rebattre les cartes de la direction.
- L’entourage professionnel. Une équipe incroyable, bourrée de valeurs et de talents, qui a pris le taureau par les cornes.
- Deux d’entre eux, Jérémie et Hugo, qui se sont saisi de cette occasion, ont su sentir que les fruits étaient mûrs et sont partis les cueillir pour les cuisiner.
- et Grâce à eux, il y a eu la bonne lecture. Frédéric Laloux, Reinventing Organizations. Qui a mis des mots sur un idéal.
- Et bien sûr, parce que je n’en serais pas là sans lui, il y a eu un soutien sans faille de mon conjoint, Alex. Qui m’a aidée, poussée et épaulée tout au long de ces remises en question interminables.
“Mais du coup elle fait quoi de ses journées, maintenant ?” (oui je lis dans vos pensées). Aujourd’hui, j’ai plusieurs rôles à la Cordée, majoritairement qui tournent autour de la communication et de nos outils informatiques… croyez-moi, mes journées sont toujours bien remplies ! Et ces rôles correspondent parfaitement, pour moi comme pour tous mes collaborateurs, à mes compétences et mes aspirations.
Je ne sais pas si vous êtes des fruits mûrs ou déjà des clafoutis (je ne sais vraiment pas d’où m’est venue cette histoire de clafoutis). Mais je pense que si vous êtes là aujourd’hui, c’est que vous êtes a minima un petit fruit en passe d’être mûr.
Et ce que j’ai appris de ce qui s’est passé, c’est que l’entreprise n’a rien de sacré. Elle est ce qu’on en fait. On peut la modifier ou la modeler si l’on veut la conserver. On peut la boycotter ou l’attaquer si l’on veut la faire couler. On doit dire ce qui nous dérange. Nous battre pour nos idées. Cela ne tient qu’à nous. Et si demain on veut vivre dans un monde plus juste, plus solidaire, et plus écologique, il faut tous que l’on opère ce changement. La planète nous le demande. Alors saisissons-nous de l’entreprise !